6
— Nakht était tout ce qui me restait.
La femme prit par les pattes le canard dont elle venait de tordre le cou et s’assit sur un tabouret bas pour plonger la volaille dans une grande marmite grise. Une odeur nauséabonde de plumes mouillées monta de l’eau bouillante.
— Maintenant je suis seule, sans mari pour partager mes vieux jours, sans enfant pour faciliter mon voyage vers le monde souterrain.
De taille moyenne et toute en os, elle paraissait avoir dépassé depuis longtemps l’âge de la maturité, mais comptait probablement dix ans de moins. Une existence de labeur et de privations, de déceptions et de souffrances, avait courbé son dos, ridé son visage et ses bras, creusé un pli amer aux coins de ses lèvres.
— Était-il ton seul enfant ? demanda Bak.
— J’ai perdu une fille quelques jours après sa naissance, deux autres avant terme, et deux grands garçons, emportés par une fièvre qui a ravagé cette cité avant que Nakht ait vu le jour.
Elle souleva le canard et, le tenant au-dessus de la marmite, arracha une poignée de plumes grisâtres gorgées d’eau. Celles-ci tombèrent en masse, et la puanteur redoubla.
— Il était arrivé tard dans ma vie, comme un présent des dieux, avant que je ne puisse plus enfanter.
Bak restait debout devant l’auvent rudimentaire sous lequel elle était assise, et réchauffait son dos au soleil du matin. Le toit en feuilles de palmier, étalées en travers de longs roseaux, jouxtait une étable qui abritait sept ânes et leurs nouveau-nés aux jambes encore flageolantes, outre trois autres près de mettre bas. La paille était propre, l’odeur de fumier ténue. Bak espéra que le marchand qui avait accueilli la femme en échange de son travail traitait aussi bien ses serviteurs que ses bêtes.
— Parlait-il de sa vie à la maison du gouverneur ?
— Souvent, répondit-elle en souriant avec fierté, oubliant son amertume. Dame Hatnofer le faisait trimer dur, et elle avait la langue aussi coupante qu’une faux, mais le reste le compensait largement pour sa peine. Il dormait sur une paillasse moelleuse et mangeait les restes de la table du maître – autant qu’il pouvait en avaler. Il trouvait la maison, avec toutes ses pièces et sa riche décoration, plus belle que le Champ des Joncs, et à ses yeux dame Khaouet était une déesse.
— Et le gouverneur ?
— Qu’est-ce qu’un gamin des cuisines pouvait savoir d’un homme haut placé comme ça ?
Il hocha la tête, feignant de reconnaître l’évidence. En fait, il avait obtenu ce qu’il voulait : la confirmation que Djehouti ne connaissait pas le jeune garçon.
Bak était resté éveillé une bonne moitié de la nuit, cherchant en vain une explication plus satisfaisante à ce présent inattendu. Il avait ensuite songé à l’enfant, dont la mort semblait dépourvue de sens. Nakht avait eu six ans à l’époque de la tempête, à supposer que ce tragique événement fût la clef de l’énigme. En ce temps-là, il était trop jeune pour s’enfoncer dans le désert avec les soldats, ou même pour rendre de menus services à la garnison. Mais d’autres possibilités, d’autres liens existaient, qui méritaient d’être explorés. Aussi Bak était-il venu voir la mère de l’enfant.
— Comment ton époux gagnait-il son pain ? s’enquit-il.
Elle retourna le canard pour plumer le fin duvet blanc de la poitrine. Quelques touffes, sèches et délicates, furent emportées par la brise.
— Il était au service de notre souveraine, en tant qu’éclaireur à la garnison d’Abou.
Sa voix exprimait de la fierté, mais pas seulement. Elle était sur la défensive. Plusieurs éclaireurs avaient accompagné l’expédition dans le désert. Son époux devait figurer parmi ceux qui n’étaient pas revenus.
— Depuis combien de temps est-il mort ?
— Quatre ans.
— Il n’a donc pas disparu dans la… ?
Saisissant son erreur, il se mordit les lèvres. Le père de Nakht n’avait pas marché vers la mort, comme les autres. Ou avait-il survécu ?
Elle releva la tête, sombre et la voix farouche.
— Tu ne comprends pas, hein ? Tu ne sais pas qu’un homme peut revenir vivant, et pourtant à demi mort, brisé dans le corps et dans l’esprit. L’ombre de ce qu’il était avant. Tu crois que parce qu’il a survécu, lui qui était éclaireur, tu peux le montrer du doigt, le rendre responsable de toutes ces morts ? Eh bien, laisse-moi te dire une bonne chose, lieutenant ! Il n’y était pour rien !
Il la dévisagea, surpris par sa virulence. Il n’avait même pas songé à porter une accusation. Pourquoi était-elle si prompte à s’offenser, à nier ?
— D’abord mon époux et maintenant mon fils.
Elle plongea le canard dans l’eau pour le nettoyer. L’amertume et la frustration des petites gens marquaient à nouveau ses traits.
— Cette cité d’Abou, cette province sont maudites. Le jour où nos hommes ont pénétré dans le désert, les dieux ont cessé de sourire à tous ceux qui vivent ici.
Elle pinça les lèvres et refusa d’ajouter un mot, par crainte superstitieuse ou pour une raison plus concrète que Bak ne discernait pas. Il regagna la résidence, les idées tourbillonnant dans sa tête. Si peu loquace qu’elle ait été, elle avait posé le fondement d’une nouvelle théorie, qui concordait avec tout ce qu’il avait appris jusqu’alors.
— Bien sûr que je connaissais Montou.
Le garde Kamès, fin et les muscles secs, pouvait avoir une trentaine d’années. Il appuya sa lance contre le haut mur en brique crue qui séparait le jardin du puits et s’assit sur ses talons.
— Il parlait trop et il nous endormait à force de débiter toujours les mêmes histoires, mais je l’aimais bien.
— Un vieux fou, décréta le second garde, Nenou, un solide jeune homme à peine âgé de dix-sept ans.
Il appuya son arme à côté de l’autre et s’adossa contre le mur d’un air dédaigneux.
— À voir comment il se comportait, il n’était pas beaucoup plus mûr que les gamins qu’il laissait s’introduire dans la propriété. Contre les ordres formels de dame Hatnofer, figure-toi. Si ça ne s’appelle pas chercher les ennuis !…
— Il paraît qu’elle voulait le remplacer, dit Bak, se hissant sur le muret qui ceignait le puits.
— Oui, si la rumeur est vraie, répondit Kamès. Mais il est resté malgré la gouvernante… pour mieux la faire rager.
— C’est le gouverneur qui l’a maintenu en place, précisa Nenou avec un petit rire.
— Djehouti ?
Bak feignit le scepticisme pour cacher combien cela l’intéressait.
— Je me suis lié avec une servante des cuisines. Elle et moi, nous… Disons que je la connais bien. Un jour, elle a surpris dame Hatnofer en pleine querelle avec Djehouti. La gouvernante voulait se débarrasser du vieux, lui, il refusait.
« Pourtant, se rappela Bak, il a laissé entendre qu’il ne connaissait pas Montou. »
— A-t-il fourni une raison ?
— Je ne sais pas, dit Nenou en haussant les épaules. Mon amie a eu peur qu’Hatnofer la prenne à écouter aux portes, alors elle s’est sauvée.
Son compagnon suggéra avec un sourire :
— Peut-être que le gouverneur voulait lui montrer qui commande. Moi, c’est ce que j’aurais fait si j’en avais trouvé le courage.
— Tu la craignais ? railla Nenou. Elle a rarement eu l’occasion de me remarquer, mais si elle s’était permis le ton qu’elle employait avec presque tout le monde ici, elle aurait trouvé à qui parler. Une femme pareille… Elle avait la langue bien pendue et se donnait de l’importance, mais elle pliait devant l’autorité.
Kamès adressa un clin d’œil à Bak, se moquant des vantardises du plus jeune.
— Certains aiment se battre contre des femmes ; pas moi.
Nenou le dévisagea avec méfiance, comme s’il pensait qu’on mettait en doute sa virilité.
Un vol de pigeons tournoya au-dessus d’eux dans un grand bruissement d’ailes. Les oiseaux descendirent tout à coup pour se poser sur les murs, les greniers de la cour voisine, le toit du quartier des domestiques.
— Il paraît que le sergent Senmout lui avait tenu tête plus d’une fois.
Bak n’avait rien appris de la sorte, mais vu l’admiration que Djehouti portait à son vieil ami, la supposition semblait plausible.
— Qui a pu te raconter une chose pareille ? s’étonna Kamès. On aurait pu s’y attendre, je te l’accorde, toutefois…
— Senmout n’allait pas perdre son temps avec elle ! trancha Nenou d’un air dégoûté. Toutes les femmes lui faisaient les yeux doux. Quel besoin avait-il d’une vieille tigresse toute desséchée, qui donnait des coups de griffe à ceux qui l’approchaient ?
Kamès leva les yeux au ciel.
— Ils étaient de la même trempe, tous les deux. Chaque fois que je les voyais ensemble, je m’attendais à une de ces tempêtes que j’ai connues dans ma jeunesse, à bord d’une nef de guerre sur la grande mer verte. Mais ils ne se disputaient jamais, remarqua-t-il, comme déçu. Ils se mesuraient seulement du regard, tels deux lutteurs hésitant à porter le premier coup.
Nenou s’écarta du mur et jeta avec colère à son compagnon, qu’il dominait de toute sa taille :
— Tu le détestais, pas vrai ?
Kamès se leva sans le quitter des yeux et recula de quelques pas.
— Tu te laisses impressionner trop facilement, Nenou. C’est à ses actes que l’on voit la valeur d’un homme, pas à ses paroles.
Une querelle aurait servi les desseins de Bak en déliant les langues, mais on en venait vite aux mains dans une garnison, en temps de paix. Il se prépara à s’interposer le cas échéant.
— Qu’est-ce que tu insinues ? répliqua Nenou.
— Senmout était un bon soldat, je le reconnais. Mais on ne pouvait se fier à lui au jeu ni pour respecter la femme d’un autre.
— Qu’est-ce que tu en sais ? riposta le jeune homme, goguenard. Depuis le temps qu’aucune femme ne partage ta couche…
Le rouge de la colère monta au visage de Kamès, qui balança un coup de poing à Nenou. Celui-ci vacilla, pris par surprise. Il marmonna un juron puis baissa le front comme un bélier, prêt à se ruer sur celui qui avait osé l’attaquer.
— Assez !
Bak bondit entre les deux hommes et les fixa avec sévérité. Ils soutinrent son regard, oubliant un instant qui il était et ce qu’il représentait. Puis ils recouvrèrent leur bon sens. Ils reculèrent avec un sourire forcé, un peu embarrassés.
— À l’époque de sa mort, Senmout commandait la garde de la résidence, dit le policier d’un ton froid et dur, qui soulignait son autorité. Avant de venir ici, n’était-il pas affecté à la garnison ?
Nenou se dandina sur ses pieds et s’éclaircit la gorge.
— Si, jusqu’à ce que le gouverneur lui attribue d’autres tâches.
— Senmout rappelait à qui voulait l’entendre qu’ils étaient de vieux amis, dit Kamès, regardant droit devant lui. Le capitaine Antef, qui venait d’arriver à Abou, ne s’est pas laissé impressionner et a voulu l’envoyer dans les carrières, comme les autres. Senmout se voyait mal rester debout sous le soleil toute la journée, à faire travailler les soldats comme des bêtes de somme, alors il est passé au-dessus d’Antef et s’est vu assigner cette tâche plus facile.
Bak les considéra tous les deux d’un air réprobateur, pour qu’ils sentent qu’ils ne lui avaient pas encore donné satisfaction.
— Vous êtes cantonnés à Abou depuis un certain temps et vous connaissez l’histoire de la tempête de sable où périrent tant d’hommes de la garnison. Senmout faisait-il partie de ceux qui en revinrent ?
Les gardes devinrent aussi raides que des piquets, et aussi muets l’un que l’autre.
— Eh bien ? insista Bak.
— Oui, mon lieutenant ! admit Nenou. Du moins, c’est ce que j’ai entendu.
— Montou était-il aussi un survivant ?
— À ce qu’on raconte, lâcha Kamès.
Bak posa sur eux un long regard pensif.
— Cette tempête reste sans doute l’événement le plus marquant de l’histoire d’Abou. Les noms des rescapés doivent être gravés dans le cœur de tous les gens qui vivent ici. Pourquoi feignez-vous de les ignorer ?
Les gardes s’entre-regardèrent comme pour s’encourager.
Kamès frotta un pied dans la poussière et parut très embarrassé par ses mains.
— Pas une seule fois je n’ai entendu Montou évoquer la tempête, et je ne connais personne d’autre qui en ait parlé. Si bavard qu’il fût, il ne prononçait jamais un mot là-dessus, alors qu’on aurait pu croire qu’il s’en vanterait éternellement.
— C’est pareil pour le sergent Senmout, confirma Nenou. Quand je suis arrivé à Abou, on m’a recommandé de ne jamais faire allusion à ça. Les hommes des baraquements disaient qu’aucun des rescapés n’en parlait, comme si c’était un cauchemar qu’ils voulaient oublier pour toujours.
— Ou comme s’ils avaient reçu ordre de l’oublier, marmonna Kamès.
Bak quitta les gardes de la résidence, satisfait de ce qu’il venait d’apprendre. La piste que la mère de Nakht lui avait fait entrevoir semblait encore plus prometteuse. Sur les cinq victimes, deux avaient survécu à la tempête, de même que le père d’une troisième. Cela se confirmerait-il pour le lieutenant Dedi et la gouvernante ?
Il tourna dans le couloir menant au bureau des scribes. À peine âgé de dix-huit ans. Dedi était arrivé à Abou trois mois plus tôt, d’après Kamès. Mais peut-être son père avait-il servi à la garnison comme celui de Nakht, et survécu lui aussi au cataclysme. Bak se fit le pari qu’il avait vu juste, et adressa une prière à Amon pour assurer son succès. Quand il franchit le seuil du bureau, il devint le point de mire des dix scribes et de Simout, assis sur sa natte rembourrée devant eux.
Le scribe en chef ne cacha pas son mécontentement.
— Encore toi, lieutenant ? Je crains que nous ne devions modifier la disposition de nos sièges, pour y ajouter une place permanente à ton intention.
Un jeune scribe pouffa. Les autres, plus âgés et plus avisés, baissèrent les yeux vers les papyrus déroulés sur leurs genoux et firent à nouveau courir leur calame, dissimulant leur amusement.
Impatient d’étayer sa théorie, Bak ignora le sarcasme.
— Il me faudrait les états de service du lieutenant Dedi.
— Nous n’avons pas coutume de prêter nos documents d’archives à tout un chacun. Tu dois d’abord en référer au gouverneur Djehouti et, s’il t’en juge digne, il t’autorisera à emporter ce rouleau.
Ravalant une réponse bien sentie, Bak passa entre les deux rangées d’hommes assis et s’arrêta devant leur chef.
— Je ne viens pas pour emprunter, mais seulement pour consulter sur place.
— Eh bien… hésita Simout, les sourcils froncés. Ma foi, je ne suis pas sûr…
Par un passage ouvert sur la droite, Bak repéra dans une pièce mal éclairée des étagères de bois, remplies de grosses jarres en terre cuite couchées sur le flanc, le col tourné vers l’extérieur. Il distingua des rouleaux dans les plus proches de la porte. Les plus éloignées, à peine visibles dans la pénombre, avaient été bouchées puis scellées, afin de préserver leur contenu des souris et des hommes.
— Si tu n’as pas le temps de m’aider, dit-il en se dirigeant vers la salle des archives, indique-moi simplement où chercher.
Il supposait que Simout admettrait aussi peu qu’un non-initié fouille dans ses papyrus que le vieux scribe en chef de Bouhen, qui gardait son domaine telle une mère oie défendant sa couvée.
— Attends !
Simout se leva et se hâta de le rattraper.
— Ne bouge pas, j’y vais.
Sans prendre la peine de se munir d’une lampe, il entra dans la pièce sombre. Bak baissa la tête pour dissimuler son sourire.
Quelques instants plus tard, Simout revenait, une grosse jarre gris-vert au creux du bras. Des rouleaux dépassaient du large col tels les pétales naissants d’une énorme fleur raide. Il s’assit sur sa natte, cala le récipient entre ses genoux et fouilla parmi les documents, sur chacun desquels une note à l’encre précisait le contenu.
— Ah, voilà. Lieutenant Dedi.
Il contempla le mince cylindre et secoua la tête.
— Pauvre garçon. Fauché à un âge aussi tendre.
Prenant un air détaché pour cacher sa tristesse, il tendit le rouleau à Bak, posa le récipient par terre à côté de lui et retourna au document en cours de rédaction. Bak dénoua la ficelle et déroula le dossier de Dedi. Les informations fournies étaient aussi succinctes que la vie du jeune homme avait été brève. Après en avoir lu la moitié, il trouva ce qu’il cherchait, ou du moins il l’espérait. Le père de Dedi avait été lieutenant, victime de graves blessures dans l’exercice de son devoir ; sa carrière digne d’éloges avait ouvert la voie à son fils lorsque celui-ci, à son tour, souhaita entrer dans l’armée pour devenir officier. Aucune précision n’était donnée au sujet des blessures.
— Te rappelles-tu si un certain lieutenant Ptahmosé servait dans cette garnison il y a quelques années ? demanda le policier.
Simout poussa un soupir agacé.
— Ptahmosé ? Nous avions un officier d’infanterie qui s’appelait ainsi. Pourquoi cette question ?
Le scribe en chef était irascible et peu accommodant – tout à fait le genre de personnalité qui faisait ressortir le pire chez Bak. Mais il avait été le premier à le mettre sur la voie, en sous-entendant que Djehouti dissimulait un secret et qu’il incombait au policier de l’apprendre.
Bak baissa la voix afin que les scribes dans la salle ne puissent l’entendre.
— Je suis au courant pour la tempête de sable, Simout. Je sais qu’elle fit de nombreux morts et que peu d’hommes en réchappèrent. Je crois avoir découvert le point commun entre ceux qui ont été assassinés ces dernières semaines.
Il poursuivit ses explications, puis demanda :
— Le Ptahmosé dont tu te souviens pourrait-il avoir été le père de Dedi ?
Sans un mot, Simout posa son rouleau et se leva. Des rides soucieuses barraient son front. Il alluma la mèche d’une lampe en terre cuite rougeâtre et l’emporta dans les archives. Bak eut envie de le suivre, mais il savait que s’il proposait son aide, il essuierait une rebuffade.
Le dossier de Ptahmosé, plus ancien et plus difficile à trouver que celui de Dedi, était rangé tout au fond de la pièce, mais en un clin d’œil Simout revint avec une jarre orange clair, scellée depuis longtemps. Il s’agenouilla, brisa le bouchon à l’aide d’une pierre et inventoria hâtivement le contenu. Ayant trouvé ce qu’il voulait, il rompit le sceau de l’ongle du pouce et déroula le papyrus. Bak s’agenouilla auprès de lui, trop impatient pour attendre une réponse, et ensemble ils commencèrent à lire.
— Ptahmosé était originaire de la ville provinciale d’Imet, dit Simout. Il comptait y retourner quand il aurait quitté l’armée et Abou…
— Après avoir guéri de graves brûlures, causées par le vent et le soleil au cours d’une tempête de sable, continua Bak, lisant toujours.
Simout suivit du doigt la colonne d’hiéroglyphes, s’arrêta près de la fin.
— C’était il y a cinq ans, comme tu le supposais.
Bak déroula le dossier du jeune officier et en parcourut le contenu.
— Dedi venait d’Imet, lui aussi, et c’est sans doute là-bas que demeure son père.
La ville d’Imet, située au nord de Mennoufer, se trouvait à de nombreux jours de voyage par le fleuve. Ptahmosé résidait hors de portée du tueur. L’arrivée de son fils à Abou avait dû paraître à ce dernier un présent des dieux.
Simout remarqua que les calames ralentissaient sur les rouleaux et que ses scribes leur jetaient des regards intrigués. Il remit les deux documents dans leurs rangements respectifs, confia la lampe à Bak et, une jarre dans chaque main, lui fit signe d’entrer dans la salle des archives. Il n’ouvrit pas la bouche jusqu’à ce qu’ils soient arrivés au fond, où ses subalternes ne pourraient pas les entendre.
— À l’évidence, tu crois qu’un proche parent ou un ami d’un de ceux qui ont péri dans cette tempête élimine les survivants.
— Oui, c’est exactement ce que je pense.
L’idée, qui avait paru si logique dans l’intimité de ses pensées, lui parut fantasque une fois exprimée.
— Pourquoi maintenant, au bout de tout ce temps ?
— Peut-être un fait banal, même un simple mot, a-t-il allumé un feu dans le cœur du meurtrier.
Simout posa la jarre grise par terre et souleva l’autre dans l’intention de la glisser dans l’espace où il l’avait prise. Remarquant l’ouverture béante, il claqua la langue avec impatience et la reposa à côté de la première.
— Mon neveu a disparu dans cette tempête, tu sais. Il était très jeune, et je l’aimais comme un fils.
— Je l’ignorais, dit Bak, l’observant avec intérêt. En veux-tu à ceux qui sont revenus ?
— Plus maintenant, mais à l’époque, oui. Perdre un jeune homme si remarquable, apprécié de tous ceux qui le connaissaient…
La voix de Simout se brisa dans un petit rire sans joie.
— Djehouti savait toujours tout mieux que les autres, même quand nous jouions ensemble dans notre enfance. Mais que pouvait-il, en pareille circonstance ? Non, nul ne peut être blâmé pour la fureur des dieux.
— Je me souviens des hommes qui revinrent après la tempête, dit Khaouet, la pitié voilant son visage. Je passais quelques jours à Noubt, sur le domaine de mon père. La plupart des survivants sortirent du désert là-bas, ou plus loin au nord. Ils semblaient plus morts que vifs. Brûlés par le soleil, assoiffés, affamés, si épuisés qu’ils pouvaient à peine poser un pied devant l’autre.
— Ton père était parmi eux, dit Bak.
— Oui, il survécut, et pas un jour ne s’écoula par la suite sans que je rende grâce à Khnoum pour cela.
Dans la petite cour carrée, elle surveillait quatre jeunes femmes penchées sur des mortiers de grès calés dans le sol, qui écrasaient du blé à l’aide de pilons en pierre. Des pièces de lin fraîchement lavées et étendues sur une douzaine de cordes les abritaient du soleil impitoyable de l’après-midi, mais n’atténuaient en rien la chaleur torride. La sueur baignait leurs fronts et tachait leurs robes. Le lourd parfum du grain ne pouvait masquer l’odeur de leurs corps.
— Le nombre de morts excéda de loin celui des survivants, remarqua Bak. Dans un tout petit monde comme Abou, où la plupart des hommes de la garnison provenaient de familles installées dans cette province depuis des générations, il doit encore exister des amis, des parents des disparus.
— J’ai été très impressionnée par les rapprochements que tu as opérés entre les meurtres. Mais dans ce cas précis, dit-elle, lui effleurant le bras, il faut être terriblement amer pour chercher vengeance si longtemps après.
Il ne vit pas dans son geste un signe de familiarité, comme il y aurait été enclin auparavant. Elle devait avoir coutume de toucher celui auquel elle s’adressait ou, en l’occurrence, elle marquait simplement son regret de ne pas être d’accord avec lui.
— Je n’ai pas découvert de nouveau lien entre Nakht et les autres.
Des rires d’hommes et de femmes attirèrent leur regard vers un portail de bois entrouvert, au fond de la cour.
— Je dois continuer, dit Khaouet. Les boulangers et les brasseurs attendent mes ordres.
Elle resta où elle était, lui faisant comprendre qu’elle préférait qu’il la laisse. Toutefois, elle demanda tout à coup :
— Et Hatnofer ? En quoi était-elle liée aux survivants ?
— J’espérais que tu pourrais répondre à cette question, toi qui la connaissais mieux que quiconque.
— Je la connaissais, en effet, néanmoins elle ne se confiait jamais à moi.
— Ne m’as-tu pas dit qu’elle avait été une mère pour toi ?
— Elle ne cessait pas de me traiter comme une gamine.
Sa voix était devenue tranchante. Bak pensa que cette rancœur s’exerçait contre des souvenirs, et non contre lui. De peur de se tromper, il tentait de la désarmer par un sourire quand les relents du grain pilé le firent éternuer.
— Et sa famille ? parvint-il à articuler, avant d’être repris par un éternuement.
Elle compatit à son inconfort par un sourire fugitif.
— C’était une enfant trouvée. Bébé, elle avait été abandonnée sur le seuil de mon père, à Noubt. Si elle avait une famille, elle ne l’a jamais connue. Mais je dois partir. Maintenant qu’Hatnofer n’est plus, je n’ai pas le temps de rester oisive.
— Une dernière question, dit-il, l’arrêtant d’un geste de la main. Parmi tous ceux qui vont et viennent à leur guise dans la propriété, qui a perdu des amis ou des parents dans le désert ?
— La plupart des servantes et des gardes. Je sais qu’Amethou, Simout et Inenii ont perdu un proche. Antef également, je crois. Moi aussi, j’avais de l’affection pour des hommes qui ne sont jamais revenus : les lieutenants Amonemhab. Nebmosé, Minnakht et Neferhotep. Tous dans la fleur de l’âge, perdus à jamais dans le vent et le sable. Ils me manquent encore aujourd’hui.
À nouveau, elle effleura son bras, puis elle traversa la cour pour franchir la barrière, qu’elle referma derrière elle. Bak la regarda partir, plein de compréhension à son égard.
« Comment s’étonner qu’elle soit irritable ? se disait-il. Il y a deux jours à peine, elle a découvert le cadavre d’une femme aussi proche qu’une mère, dont elle assume les responsabilités en plus des siennes. Elle dirige une maison dont le maître est impossible à contenter et se trouve mariée à un homme qu’elle ne semble pas aimer. »
— Non ? Kasaya est encore amoureux ? s’esclaffa Bak.
— Et cette fois il aura de la chance s’il reste célibataire, dit Psouro, hilare. La fille travaille aux cuisines, où elle apprend le métier avec la chef, qui n’est autre que sa mère. Cette femme mitonne de ces petits plats ! Et elle gave Kasaya comme une oie.
Ils continuèrent à marcher côte à côte en riant, puis tournèrent dans le passage qui les ramènerait à leur logis. Le soleil couchant éclairait le faîte des plus hauts bâtiments, tandis qu’une ombre profonde emplissait l’étroite ruelle. Des odeurs de poisson et d’oignons, d’aromates et de friture, descendaient des toits, ainsi que les voix assourdies de familles savourant leur repas du soir.
— Se rend-il compte du danger ? demanda Bak.
— Non, il est trop occupé à enfourner la nourriture pour penser aux conséquences.
Un sourire aux lèvres, Bak s’arrêta devant leur maison et écarta la natte de la porte.
— Djehouti possède des terres à Noubt. Si la menace se précise, j’enverrai Kasaya s’y réfugier. Où as-tu posé la lampe ?
— Près du seuil, sur la droite.
Bak distingua trois soucoupes en argile cuite, où des mèches neuves émergeaient d’un fond d’huile. Il en prit une et la tendit au Medjai.
— J’ai vu de la lumière dans une maison, à quelques pas d’ici.
Psouro acquiesça et partit rapidement dans la rue. Au lieu de prendre le temps de faire du feu, il emprunterait la lampe du voisin afin d’allumer la sienne. Bak remonta la natte de la porte pour laisser entrer l’air et la maigre lumière naturelle. Dès qu’il eut franchi le seuil, il sentit qu’on était venu en leur absence. Il se figea sur place, pensant au poisson de la nuit précédente, qu’il considérait comme un avertissement. Recevoir un autre présent du même genre était bien la dernière chose à laquelle il se serait attendu.
Psouro arriva derrière lui avec la lampe allumée. Par-dessus l’épaule de Bak, il avisa leurs deux tabourets retournés l’un sur l’autre. Un gros panier fermé était perché au sommet des trois pieds.
— Voilà notre dîner ! Pourvu que la vieille y ait mis de la viande ou du gibier. Je meurs de faim.
Il n’aimait guère cuisiner et avait persuadé une veuve rencontrée près du puits public de leur fournir les repas.
Bak fixa le panier placé à l’abri des souris et des rats, des insectes et de tout ce qu’il aurait pu tenter. Il ne pouvait se défendre d’un profond malaise. Son regard balaya la pièce, scruta les ombres et finit par s’arrêter sur les marches de l’escalier, où il distingua confusément quelque chose. Il traversa la pièce en quelques enjambées et gronda :
— Fils d’Apopis !
Une poupée d’argile gisait la tête en bas sur la première marche, une flèche brisée dépassant de sa poitrine. Sans conteste, elle représentait Montou, le lancier.
Psouro approcha la lampe. Il marmonna quelque chose dans sa langue natale, trop long pour un simple juron, sans doute une incantation contre les forces du mal.
Bak préférait une attitude fondée sur la raison. Il ramassa la poupée afin de l’examiner. Les yeux étaient de simples fentes, tracées d’un coup d’ongle ; le nez, un petit bout d’argile pincé pour se détacher du visage dépourvu de tout autre trait. Les bras et les jambes fins comme des bâtons étaient attachés au corps cylindrique par de la paille. La pointe de la flèche était en silex, prolongée par un bâton de bois cassé. L’effigie avait été façonnée si récemment qu’elle était fraîche et humide au toucher, bien qu’elle ait durci.
— Ah. Psouro ! Si seulement je savais quel message on a voulu nous transmettre !
— Cela ne peut être qu’une menace, répondit le Medjai en regardant la poupée avec répulsion.
— Quelques mots auraient été plus directs.
— Ça m’étonnerait que celui qui nous a apporté cela sache écrire.
Bak observa la figurine, peu convaincu. Ces « présents » dénotaient une certaine imagination, et non la pesanteur d’esprit d’êtres frustes. Comme la première fois, il sentit qu’on le mettait au défi, qu’on jouait avec lui pour prouver… quoi ? Une supériorité dans la réflexion et dans l’action ? Probablement, mais autre chose aussi : cette intrusion sans vergogne était censée l’intimider.
Un fait était clair : il devrait poster un de ses hommes ici chaque soir, mais il n’avait pas d’effectifs suffisants pour les consacrer à une besogne peut-être futile.
Si seulement il avait eu avec lui plus de Medjai de Bouhen, à qui seuls il pouvait se fier !